Quand j'en descendais , j'étais couvert de sable des pieds à la tête . Pas question de faiblir : ce n'était qu'en montrant ce que je valais sur le plan du travail que je l'emporterais . Le soir , j'enfourchais la Parilla et je parcourais les sentiers les plus accidentés dans le but de l'user . Je la prêtais à qui la voulait , toutes les occasions étaient bonnes pour essayer de la rendre inutilisable , afin de mettre mon père au pied du mur . La Parilla finit par rendre l'âme . Le tout dernier modèle de chez Guzzi , une Lodola , venait de sortir . Mon père , satisfait du zèle que je mettais dans mon travail , accepta de m'emmener chez le concessionnaire . Au fond , bien que mes parents eussent de sérieuses raisons d'être sévères , ils ne me refusèrent jamais rien et accédèrent toujours à mes désirs . A dix-huit ans , tout mon univers se bornait à la carrière de sable , à la Lodola et à Nicoletta , une jeune fille aux cheveux noirs . Je me rappelle encore ses longues chaussettes blanches et ses lunettes aux verres épais . Je l'avais connue à l'école . Elle me semblait ravissante ; ses manières étaient excellentes et son regard très doux . Le matin , avant que la cloche sonne , nous échangions quelques mots tendres et des encouragements pour les interrogatoires et les devoirs . Les cours finis , je la raccompagnais chez elle en lui portant ses livres et j'essayais de fixer un rendez-vous pour l'après-midi . Elle acceptait ma cour de bonne grâce et , quand elle entendait le grondement de ma machine , elle venait m'accueillir sur le pas de la porte . Nos camarades de classe nous regardaient avec des sourires entendus , mais je n'y prêtais aucune attention . J'étais amoureux de Nicoletta et j'aurais fait n'importe quoi pour elle . Elie s'habillait comme une enfant et cela me fascinait . Quand j'eus abandonné l'école , Nicoletta demeura ma compagne du dimanche , mais nos rapports évoluèrent . Je me rendais compte que son comportement envers moi n'était plus aussi chaleureux qu'auparavant . Je lui en fis la remarque , mais elle haussa les épaules , m'assurant que rien n'était changé entre nous . Elle me demandait cependant avec insistance si j'avais abandonné l'école pour toujours . La première fois , je n'eus pas le courage de lui révé1er la vérité . Quand enfin je la lui dis , elle commença à me tenir de longs discours sur l'erreur que j'avais commise , ce qui m'énerva prodigieusement . Nous nous quittâmes sur de mauvaises paroles pour nous retrouver ensemble , la main dans la main , le jour suivant . Je n'avais qu'un moyen pour me consoler de mes premières déceptions amoureuses : prendre ma moto et aller goûter le silence et le calme de la campagne le plus souvent possible . Il m'arrivait de faire part de mes états d'âme à ma Lodola , et le plus drôle c'est que j'avais l'impression qu'elle me comprenait et me donnait raison . Peut-être aussi étais-je un peu plus amoureux de ce moteur qui grondait que de Nicoletta qui était beaucoup moins docile et infiniment plus compliquée . Les agents de la circulation pouvaient m'entendre à cinq kilomètres à la ronde et se préparaient à me faire les remontrances habituelles , sans toutefois sortir leur carnet de contraventions . Ils énuméraient les risques au-devant desquels je courais , évoquaient les dégâts que je pouvais causer à autrui ainsi que le chagrin dont mes parents pourraient souffrir . Ils me laissaient repartir , persuadés de m'avoir convaincu . Quant à moi , je me sentais parfaitement à l'aise sur ma Lodola . A peine avais-je tourné le coin de la rue que je recommençais de plus belle , battant mes propres records . Pourquoi me conduisais-je ainsi ? Je l'ignorais . Et puis , un jour , j'eus la conviction qu'une force surnaturelle était en moi , qui me poussait à prendre chaque fois plus de risques . Je décidai donc de me prouver et de prouver aux autres que seules la passion et la volonté me permettraient de battre tous mes camarades et rivaux . Au sud de Lovere , la route est encaissée entre les rochers et domine des ravins qui tombent à pic sur les bords du lac d'Iseo . Ce n'est qu'une succession de tournants reliés par de courts tunnels et des lignes droites encore plus courtes . Dans les virages les plus dangereux , on peut voir des plaques commémoratives rappelant les noms de ceux qui ont trouvé la mort en se fracassant contre les parois rocheuses ou en tombant dans le lac après une chute de plusieurs dizaines de mètres . C'est à cette époque , d'ailleurs , que trois garçons , sur deux motos , périrent dans le même accident : le plus âgé avait seize ans . Malgré ces graves avertissements , j'estimais que seule cette route me permettrait de donner ma mesure . J'ai encore des frissons rétrospectifs devant mon inconscience d'alors . Je ne réalisais pas les dangers que je courais et j'abordais les tournants comme si je me trouvais sur un circuit dont le nom avait une résonance mythique en moi : celui de l'île de Man . Je m'imaginais que le lac était la mer qui entoure ce circuit et que mes rivaux s'appelaient Hailwood , Redman ou Provini . En réalité , mes rivaux étaient des garçons comme moi qui avaient tout juste quitté leurs culottes courtes et s'entêtaient à vouloir lutter contre ma Lodola . Il s'agissait d'une compétition hétérogène de motocyclettes et de pilotes ayant en commun le même goût irrésistible pour la vitesse et les moteurs . Mon adversaire le plus acharné , fils d'un électricien , possédait une vieille Rumi qui , fonctionnait par l'opération du Saint-Esprit . Il prenait des risques sans raison , rien que pour le plaisir de l'émotion , et me plongeait dans les affres de l'angoisse . S'il s'était un peu discipliné dans sa vie , il serait certainement devenu un bon pilote . Dès le départ , il se couchait sur sa moto , la tête sur le guidon , et ne faiblissait sous aucun prétexte , se comportant comme s'il était sur un circuit et non sur une route ouverte au trafic . Un de mes autres rivaux acquit une Ducati du siècle dernier et se trouva en mesure d'honorer les déclarations qu'il m'avait faites , à savoir que , le jour où il aurait la motocyclette adéquate , il me montrerait ce qu'il valait . Les premiers défis lui furent défavorables . Un soir , pourtant , il crut sa chance arrivée . Il fit des acrobaties invraisemblables pour ne pas se faire dépasser . Je ne l'avais jamais vu aussi fou et inconscient : si un obstacle se présentait , me disais-je , il ne serait jamais en mesure de l'éviter . Je me préoccupais plus de sa sécurité que de mon honneur que je pouvais toujours rehausser à l'occasion . La circulation n'était pas celle d'aujourd'hui , heureusement . Cependant , de nombreuses voitures et autocars sillonnaient déjà les routes . Je ralentis , presque en signe d'abandon . Il ne voulut pas comprendre et continua à provoquer le destin . A la sortie d'un virage , il se trouva derrière un camion-remorque qui transportait du ciment à Tavernola . Il tenta l'impossible afin de l'éviter , freina à mort , mais ne put parer le choc contre la roue arrière de la remorque . Je le revois encore éjecté de la moto , et déjà je l'imaginais étendu sur l'asphalte , baignant dans une mare de sang : je perdais dans cet accident un ami cher et ma carrière se trouvait ruinée par l'intervention justifiée de mon père . Je pense aujourd'hui encore qu'un miracle s'est produit car rien n'est arrivé . Mon camarade se releva après avoir rebondi entre le bord du camion et la paroi rocheuse . Sans proférer une parole , il s'approcha de la Ducati cabossée mais toujours utilisable , se remit en selle et repartit comme un lièvre . C'est moi en fait qui avais couru les plus grands risques car j'étais resté coincé entre deux camions effrayants dont les chauffeurs mirent heureusement un instant de plus que moi à revenir de leur surprise ; je repartis sous une bordée de jurons qui se seraient certainement transformés en gifles magistrales si je m'étais attardé quelques secondes de plus . Le " comte ", ainsi nommé à cause de ses manières raffinées et de l'étendue de ses relations , faisait également partie de la bande . Grâce à l'une de ses relations , il obtint une carte de presse d'un grand quotidien émilien qui nous permit d'accéder à tous les circuits sans débourser une lire . Nous n'avions jamais d'argent si ce n'est juste de quoi payer l'essence pour nos machines et quelques accessoires . L'arrivée de la carte fut accueillie avec joie et le comte , balbutiant , fut élu notre leader . Mes camarades formèrent peu à peu ma première équipe . Ce sont eux qui , les premiers , me servirent de mécaniciens , d'accompagnateurs , d'attachés de presse , de secrétaires et de gardes du corps lors de mes premières courses officielles . C'est aussi grâce à eux , avec lesquels je pouvais me mesurer , que j'eus la conviction , de pouvoir affronter de véritables pilotes . Les courses le long du lac sur cette route tortueuse me détendaient les nerfs et m'aidaient à surmonter les crises de cafard . Une de ces crises se manifesta lorsque Nicoletta m'annonça que ses parents lui avaient conseillé de me quitter parce que j'avais abandonné l'école et que j'étais un " casse-cou " sans avenir . Elle les approuvait du reste et décida de ne pas poursuivre nos relations . Nous nous quittâmes en échangeant des injures cuisantes et j'en fus très secoué . " Je leur montrerai , moi , pensais-je , si je n'ai pas d'avenir . Il faut absolument que je puisse commencer à courir et à remporter des victoires ; le reste viendra tout seul ". J'attaquai ce programme avec acharnement . Je voulais courir à tout prix . Cependant la Guzzi , excellente moto de tourisme , n'était pas conçue pour la course . J'avais parcouru soixante mille kilomètres en un an et acquis une maîtrise parfaite de la machine . Je m'étais entraîné sur toutes sortes de parcours mais ce n'était pas suffisant ; il fallait autre chose pour courir . J'en parlai à mon père qui essaya de me faire changer d'idée en agissant par surprise. Il m'offrit une Giulietta Sprint rouge magnifique qui , dans son esprit , aurait dû avoir raison de mon envie de moto de course .